Dans la convocation que vous avez reçue, Georges Martel mettait une phrase en exergue que l’on peut résumer ainsi (en imitant Proust) : A la recherche d’une majorité de gauche ». On aurait pu utilement la compléter par une autre recherche parallèle, celle d’une autre politique, d’un autre concept de vie, finalement d’une autre humanité.
De fait il me semble que nous sommes au plan temporel au cœur d’un problème essentiel que l’on peut résumer en posant une question : « où vont nos sociétés ? » Les repères traditionnels disparaissent, alors existe-t-il de nouveaux repères. Si oui sont-ils suffisamment universels pour constituer une nouvelle société ou, au contraire, sont-ils des nouveaux et puissants moyens de division sociale et de hiérarchisation.
La hiérarchisation que j’assimile ici à une structure inégalitaire n’est pas une donnée nouvelle. Elle a toujours eu ses adeptes, ceux d’en haut et ses victimes, ceux d’en bas. Les premiers ont toujours cherché à expliquer ces inégalités et à en montrer la nécessité et la bienfaisance pour la société. Longtemps la justification fut d’ordre surnaturel et ce fut (peut-être est-ce encore ?) une des fonctions des religions, et surtout des églises, que de justifier l’ordre établi par le fait qu’il était issu d’une volonté suprahumaine présentée comme une résultante naturelle hors de portée et hors du champ de l’action des hommes. Dans ce contexte inégalitaire il faut apporter quelques soupapes anti-explosion avec, d’une part, l’assistance aux plus fables sous forme de charité et, d’autre part, la perspective d’une autre vie où « les derniers seront le premiers ».
Si nous sommes encore et peut-être plus encore dans l’inégalité nous ne le sommes pas de la même manière mais la nouvelle manière n’a pas gagné en humanité, en assistance et en compassion.
Aujourd’hui la société demeure brutale et souvent impitoyable. C’est le fameux TINA de Thatcher qui affirme qu’il n’y a pas d’alternative, qu’une seule voie existe : celle que nous subissons et qui est aujourd’hui mondialisée. Il y a quelques jours seulement Valls demandait encore à martine Aubry qui souhaitait des modifications à la ligne économique du Gouvernement « elle est où l’alternative ? » reprenant ainsi cette antienne ressassée. C’est aussi ce que dit le maintenant célèbre Emmanuel Macron lorsqu’il affirme : « une autre politique est un mirage ». Nous sommes donc « à la fin de l’histoire » et l’humanité a trouvé un nouveau dieu : les marchés mais ce pluriel n’est que provisoire et il disparaît déjà au profit du singulier, le Marché et il aura bientôt une majuscule. Il est partout et nulle part, il n’a pas de visage mais il a ses serviteurs et ses victimes. Il a sa curie et ses états-majors, il a aussi ses déviants pour donner le change. Il est en marche vers la déification ! Il va bientôt devenir le dieu démiurge c'est-à-dire créateur d’un monde nouveau. Bref le libéralisme est parmi nous, alléluia !
Ma présentation peut paraître niaise ou caricaturale, pourtant elle est réelle et dotée d’une efficience importante et capable d’entraîner l’adhésion d’une opinion publique qui, effectivement ne voit pas d’alternative. La nocivité du libéralisme n’est pas une idée spontanément majoritaire, elle ne s’impose pas naturellement même chez ceux qui la subissent avec le plus de force. Ainsi, par exemple, à propos de deux thèmes récemment mis en avant et qui ont fait quelques bruits et donné lieu à des sondages :
Le contrôle des chômeurs préconisé par Rebsamen a reçu un avis favorable par 72% des sondés. (45% chez les électeurs de Mélanchon et 68% chez les électeurs de Hollande).
L’action gouvernementale en direction des entreprises est jugée insuffisante, « il faut en faire plus » par 63% des personnes contactées. Ce pourcentage s’élève même à 72% pour la catégorie ouvriers et aucune catégorie ne donne une majorité hostile.
Il faut aussi rappeler la progression des concepts d’exclusion à base raciste, religieuse ou xénophobe. Le terrain favori di FN n’est pas un no-man’s land !
Dans ce combat idéologique les armes peuvent paraître inégales. Sans doute le sont-elles, pourtant il ne faut pas désespérer et croire que nous sommes condamnés à subir. Bien sûr nous n’avons pas les moyens financiers de nos adversaires. Les moyens de communication font la part plus belle aux économistes-philosophes-moralistes du camp libéral qu’à ceux qui s’y opposent. Mais ces voix hostiles existent et se manifestent quand même. Notre modeste activité y contribue. Nous sommes à quasi égalité pour utiliser des moyens actuels d’information comme internet. Il peut être le meilleur de ces moyens même si parfois il véhicule le pire. C’est un outil et nous devons veiller à ce qu’on ne l’altère pas en cherchant à l’encadrer au motif qu’il sert à des usages répréhensibles ou inacceptables.
Mais surtout nous ne devons pas désespérer car il existe malgré tout un courant d’opinion qui proteste, résiste, propose et qui constitue une force progressiste. Mais, et on touche là le problème essentiel, il ne parle pas d’une même voix ou tout au moins d’une voix suffisamment homogène pour être crédible et pleinement efficace.
Je reviens ici à la problématique du début de mon propos : « a la recherche d’une majorité de gauche ». Il me semble que cette action et cette recherche est compatible avec les objectifs et les statuts de notre association. Comprendre, analyser, proposer, telle est notre devise, et ces trois verbes illustrent bien les nécessités du moment. Cap à Gauche a bien pour objectif de travailler à fédérer et rassembler ce qui est épars. La tâche est certainement difficile et de longue durée même si son urgence est pourtant évidente. C’est bien le travail des partis politiques qui s’inscrivent dans le combat anti-libéral mais leur force et leur vitalité se sont fortement émoussées pour des causes diverses. Mais ils existent et nous ne devons pas, me semble-t-il, les rejeter même si nos tentatives de contact sont restées sans grand effet.
Le Monde Diplomatique dans son édition de septembre contient un article de Frédéric LORDON intitulé « La gauche ne peut pas mourir » Je vous en conseille la lecture et on peut la favoriser en vous transmettant le texte par internet ou par la poste. En attendant voici deux citations :
Dans le débat public ne circulent pas que des sottises : également des poisons. De toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. On n’a pas assez remarqué la troublante proximité formelle, et la collusion objective, du « ni droite ni gauche » de l’extrême droite et du « dépassement de la droite et de la gauche » (« qui ne veulent plus rien dire ») de l’extrême centre.
Etonnante ironie qui veut qu’on pense identiquement dans le marais et dans le marécage, le second poursuivant son fantasme de réconciliation unanimitaire sous le primat de l’identité nationale éternelle, le premier sous l’égide du cercle de la raison gestionnaire telle qu’elle fait « nécessairement » l’accord général — et il faudra sans doute encore un peu de temps pour que le commentariat médiatique, qui défend avec acharnement cette unanimité-là, prenne conscience de ce qu’il a formellement en commun avec ceux qui défendent l’autre.
Passe alors un premier ministre qui vaticine que « oui, la gauche peut mourir », trahissant visiblement sous la forme d’une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. A plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels : « La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s’occupait d’autre chose ? », déclare Régis Debray au Nouvel Observateur (3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l’autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi.
Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l’idée qu’elle est à l’époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt.
Que le capital vise l’emprise totale, la chose découle du processus même de l’accumulation, dont la nature est d’être indéfinie. Aucune limite n’entre dans son concept — ce qui signifie que les seules bornes qu’il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l’opposition politique. Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s’opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l’effort de la productivité sans fin. En extension, par l’envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu’ici intouchées, à la manière dont, après l’Asie, l’Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.
Le capital, à la fois compris comme logique générale et comme groupe social, est une puissance. Or il est d’une puissance de poursuivre indéfiniment son élan affirmatif tant qu’elle ne rencontre pas une puissance plus forte et opposée qui la détermine au contraire — et la tient à la mesure. C’est pourquoi, en l’absence de toute opposition significative, il ne faut pas douter que le capital n’ait autre chose en vue que la mise sous coupe réglée de la société tout entière — soit une tyrannie, douce sans doute, sucrée à la consommation et au divertissement, mais une tyrannie quand même.
Cela étant bien posé, ce qu’est la gauche s’en déduit aisément. La gauche, c’est une situation par rapport au capital. Etre de gauche, c’est se situer d’une certaine manière vis-à-vis du capital. Et plus exactement d’une manière qui, ayant posé l’idée d’égalité et de démocratie vraie, ayant reconnu que le capital est une tyrannie potentielle et que l’idée n’a aucune chance d’y prendre quelque réalité, en tire la conséquence que sa politique consiste en le refus de la souveraineté du capital. Ne pas laisser le capital régner, voilà ce qu’est être de gauche.
L’approche théorique doit et peut progresser mais la mise en œuvre concrète est une autre affaire. Il y faudra beaucoup de ténacité et de conviction.
-Il faudra bien sûr essayer d’abord de rapprocher les points de vue parfois très divergents. Par exemple sur l’Europe, faut-il en sortir ou pas, une monnaie unique ou une monnaie commune, revenir aux devises antérieures ?
-Il faudra ensuite répondre à une question se rapportant aux structures à mettre en place et notamment à la question de fond : faut-il un cartel d’organisations ou de partis politiques à l’image du Front de Gauche ou constituer une entité nouvelle, rassembleuse faisant table rase du passé.
-Il faudra encore définir des modes de fonctionnement nouveaux, en rupture avec les formes existantes plus ou moins centralisatrices.
-Il faudra enfin s’entendre sur le positionnement de cette nouvelle structure pour qu’elle apparaisse comme une véritable alternative, un « espace politique distinct » dit Clémentine Autain.
Pour conclure mon propos je continuerai à citer C. Autain :
« Il y a urgence mais il n’y aura pas de raccourci. Ce que nous avons à reconstruire c’est un imaginaire et une espérance. Il nous faut assumer cette tension entre l’urgence et le temps plus long de la refondation. Nous savons tous et toutes que l’extrême droite est en embuscade. Nous sommes au pied du mur. Nous devons réussir. »
Rapport Jean COMBASTEIL CA CORNIL 13 SEPT